Eschaton—Anselm Kiefer Foundation

Barjac

Anselm Kiefer

Extrait de
L’Art survivra à ses ruines, Anselm Kiefer au Collège de France,
Éditions du Regard, Paris, 2011, p. 159-167.

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Mon emménagement à Barjac s’est effectué en 1992. (…) Dans les débuts de mon installation, tout ce qui a vu le jour ici a été réalisé à partir de ce que j’avais apporté d’Allemagne : photos, livres, tableaux inachevés, de même que les matériaux, notamment le plomb provenant du toit de la cathédrale de Cologne. (…) Je me suis mis à construire avec une réelle énergie, que j’imagine proportionnelle à l’envie de m’approprier les lieux. J’ai construit des routes, des bâtiments, planté des arbres, semé des plantes, tracé des enceintes… Et puis, un jour, j’ai eu l’idée des tunnels. Comme il n’y avait rien à voir en surface, je suis allé dans les profondeurs. C’était à vrai dire non pas une idée, mais plutôt un réflexe.

Towers in the snow in La Ribaute
Photo: Anselm Kiefer

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Après avoir achevé le premier tunnel, l’idée des sept palais célestes m’est venue à l’esprit et je me suis fixé pour objectif de construire sept bâtiments et d’édifier des serres reliées entre elles par des tunnels. Je matérialisais par-là la pensée du livre qui traite de la Merkaba, du Sefer Hekhalot, livre qui relate le voyage initiatique d’un homme à travers les sept palais célestes. Au cours de son périple, il perd peu à peu ses mains, qui brûlent, puis ses bras et ainsi de suite jusqu’au moment où, ayant atteint le dernier palais, il ne subsiste de lui que son esprit. Alors que celui-ci s’élève, lui s’enfonce proportionnellement dans les profondeurs, à vrai dire en lui-même. Une fois que vous aurez longuement cheminé sous terre, dans l’obscurité, un escalier vous conduira à une salle inondée de lumière où, à l’extrémité opposée, un autre escalier vous mènera à un autre tunnel. Et cela, sept fois de suite.

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J’ai souvent comparé mes ateliers à des laboratoires. Mais on pourrait aussi imaginer des raffineries ou des mines. Les sites industriels présentent un enchevêtrement de tuyaux et de canalisations qui en relient les différentes parties, dans un va-et-vient constant de courants dont le spectateur peine à saisir les diverses fonctions. Vous allez donc parcourir des couloirs souterrains et leurs ramifications, où vous risquerez de vous perdre. Mais n’est-ce pas en se perdant que l’on accède à une vision plus large du monde ?

Large undergorund room with a sculpture by Anslem Kiefer
Photos: Charles Duprat
Tunnel in La Ribaute

À certains endroits, des escaliers offrent la possibilité d’apercevoir la lumière du jour et de redescendre afin de se diriger vers d’autres directions. À d’autres moments apparaîtront des ouvertures provenant de maisons, permettant de regarder vers le haut et vers le bas, et dont la lumière qui effleure les œuvres – des bibliothèques, des tableaux, des livres ou des sculptures – en révèle juste assez pour signaler leur présence tout en exprimant le rapport dialectique qui subsiste entre l’objet et son abstraction.

Barjac n’est pas seulement un site, un dispositif d’exposition, un espace de travail, un laboratoire. Son sol m’a également fourni une grande partie des matériaux dont je me suis servi dans mon travail, les tournesols par exemple, qui ont été semés ici à partir de graines provenant du Japon et qui ont atteint sept mètres de hauteur, sont visibles dans un certain nombre de mes œuvres des années 1996 à 2012. De même, on y a planté des milliers de tulipes en automne qui, après avoir passé l’hiver en terre, ont éclos au printemps, ont fleuri et se sont éteintes après s’être confiées chacune à une étoile. Conservés et séchés, leurs pétales ont été utilisés dans les tableaux consacrés aux poètes arabes.

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Certains bâtiments où vous allez cheminer contiennent des œuvres d’art ou servent à les exposer, chacune nécessitant son propre lieu d’exposition afin de produire le meilleur effet. Ces œuvres risqueraient, dans certains cas, d’être momentanément anéanties si on les plaçait dans un environnement inadéquat. Avant d’aborder l’œuvre, le spectateur doit franchir un seuil, au sens propre et au sens figuré, en manière de transition. Le but de ces maisons est donc de proposer une manière d’accès à l’œuvre dans un contexte idéalement prévu pour elle et son rayonnement. Dans l’absolu, je préférais proposer les maisons avec leur contenu. Elles sont visibles à Salzbourg, face au palais du Festival, en Italie, en Argentine, en Nouvelle-Zélande, aux États-Unis, entre autres. D’autres maisons font intrinsèquement partie de l’œuvre. Ainsi, dans la partie orientale du domaine, vous entrerez dans des serres qui ne font qu’un avec les objets qu’elles renferment.

Field of dead sunflowers
Photo: Anselm Kiefer

Ainsi de Sternenfall [Chute des étoiles], une tour écroulée – que j’avais laissée s’effondrer il y a trois ans au Grand Palais. Les murs de verre forment un cadre, une vitrine qui détache ces ruines de l’environnement et leur confère une signification particulière. Le verre des vitrines est une peau semi-perméable en quelque sorte qui relie l’art au monde extérieur dans une relation dialectique. De fait, il existe une frontière spécifique entre l’art et la vie, une frontière oscillante qui se décale souvent de l’un vers l’autre. Frontière sans laquelle l’art n’existerait pas. Si, dans le cadre de sa genèse, l’art emprunte à la vie des éléments dont les traces transparaissent dans l’œuvre achevée, la différence avec la vie est son essence même.

Plus l’œuvre d’art se confronte à la frontière entre l’art et la vie, plus elle est intéressante. La peau de verre des serres est la frontière, l’enjeu du combat. Les serres ont été construites pour capter et concentrer les chauds rayons du soleil en hiver, en évitant qu’ils s’en échappent et retournent dans le cosmos. Cette semi-perméabilité concentre l’énergie cosmique qui émane du soleil. Or, cela est également une métaphore de l’art.

A concrete tower sculpture in La Ribaute
Photo: Charles Duprat

Le point de départ de ces sculptures en béton remonte à ma première exposition à New York, en 1981, quand je découvris les décombres de la West Highway, le long de la Hudson River, qu’on avait fait sauter à l’explosif sur une longueur de plusieurs kilomètres. Je fus fasciné par ces blocs de béton d’où sortaient les armatures de fer tordues et rouillées, telles des synapses coupées du cerveau, ou les tentacules de polypes géants. Elles s’apparentaient aussi à des vers se tortillant retournant dans les ténèbres. Durant vingt-cinq ans, de nombreuses associations d’idées m’ont traversé l’esprit, et, au début des années quatre-vingt dix, j’ai découvert le moyen d’exprimer le formidable choc ressenti autrefois. Mais ce que vous voyez là n’est qu’un résultat provisoire, une tentative d’expression de ce choc.

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Je ne vais pas énumérer tous les bâtiments et installations que vous verrez par vous-mêmes, car il est plus intéressant pour vous d’aller à la découverte, sans préjugés ni commentaires. J’ajouterai seulement que tout ce que vous voyez ici est l’unité d’un tout, où les éléments sont liés entre eux, se complétant, s’opposant, s’éloignant les uns des autres pour mieux se retrouver. Ils se ramifient, formant des réseaux, non seulement grâce aux passerelles et aux tunnels, mais aussi en raison de leurs relations internes. Je vous invite à découvrir la Ribaute sans idée préconçue.(…)